Les Désespérés à l'étranger

Leur allure ne respirait pas la classe. Tous les trois accoutrés d’un jean délavé troué à de multiples endroits - tel un jardin propriété de taupes - de tee-shirt déformé par le temps et basket sans intérêt, les membres du groupe musical les Désespérés que Tod avait produit par le passé n’inspiraient aucune admiration. Si les fans avaient été présents à Prya, c’était simplement du à leur style musical décalé et pour leurs propos qui faisaient souvent polémique. Assis dans un large siège d’un hôtel de la ville, Tod regardait les trois marioles avachis sur le canapé. L’un d’entre eux bailla ostensiblement pendant qu’un autre se curait le nez. Seul le troisième - le leader du groupe - semblait porter un peu d’attention à ce que leur producteur leur disait.

- Si vous voulez vous faire connaître à l’étranger, c’est une occasion en or. Ne la laissez pas filer !
- On sait mec que tu fais ce que tu peux pour nous, mais chanter ici, c’est… pfff… déprimant.
- Déprimant ? Vous rigolez ? En quoi ?
- Bah ! Nos fans mec.
- Mais, vous en aurez vite de nouveaux ici, insista Tod le plus calmement qu’il était en mesure de le faire.
- Mais chanter comme ça, sur une place publique, c’est…
- C’est naze ! compléta son acolyte entre deux bâillements.
- Croyez-moi, vous avez un boulevard devant vous. La scène musicale fantispaise est sinistrée. Il est vrai que votre style risque de ne pas être très apprécié par la maison princière, mais vous aimez ça, bousculer les codes, les conventions, appuyer là où ça fait mal, c’est votre truc, non ?
- Mouais, reprit le leader charismatique juvénile des Désespérés. Faut voir.
- Tu rigoles ? On va pas se faire chier ici.
- Si le boss dit que c’est bien pour nous. Et pis, on pourrait la mettre mauvaise à Mon Altesse MonCul.
- Heu… Oui, alors pas de ça tout de même. C’est Votre Altesse Princière. Rien d’autre.
- Hé ! Faut savoir ce que tu veux. Si on n’a pas le droit de dire ce qu’on veut, autant se barrer d’là tout d’suite.
- Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais il est inutile d’utiliser la grossièreté. Ca nous attirerait - à vous comme à moi - des problèmes.
- Ca va, ça va. Arrête ton baratin. On va l’faire ton concert de merde. On verra après.
- Bien. Sage décision. Mais sans grossièreté envers le Prince ou sa famille, on est d’accord ?
- Ouais, ouais.
- Bah ! C’est désespérant. Je vais me coucher.
- Attends, je viens aussi, je vais prendre un petit Zanaz tellement j’suis déprim’.

Cela avait été plus long que prévu, mais les derniers détails avaient enfin été réglés dans la journée. Le concert des désespérés sur la plus grande place tétaoutienne aurait bien lieu ce soir même. Pas le temps de faire de la publicité autour de cet événement. Cela contrariait Tod, mais il n’avait pas eu le choix ; S’il voulait que l’événement se déroule durant l’été – et avant la mi-août – il fallait agir maintenant.

Agir dans la précipitation n’était pas une très bonne idée, le producteur qu’il était le savait. Le succès de l’événement en dépendait grandement. Par ailleurs, les chansons parois sulfureuses des Désespérés pouvaient parfois créer des polémiques qui dépassaient Tod. Il n’avait aucun contrôle sur eux et il ne voulait pas en avoir d’ailleurs. Il ne devait pas être un frein à leur liberté. De toute manière, ils l’auraient viré depuis un moment s’il avait tenté de les faire taire. Cette inquiétude était d’autant plus vrai que les trois membres du groupe allaient présenter ici trois nouvelles chansons écrites spécialement pour l’événement. Tod allait les découvrir en même temps que les spectateurs – il avait été chassé des répétitions manu-militari – Autant dire que la tension était très forte chez le néo-fantispais.

Il sortit un mouchoir blanc de la poche de son pantalon et épongea son visage. Puis, Tod contempla la scène sur laquelle les Désespérés allaient bientôt faire leur apparition. Il faisait les cents pas dans les coulisses. Il risquait peut être tout simplement de briser sa carrière sur ce coup-là. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de contacter ces trois imbéciles tout juste sortis de l’adolescence – et cela, non sans dommage ? Pourquoi n’avait-il pas songer à fonder un nouveau groupe ?

Il était trop tard pour regretter ses choix. Il ne lui restait plus qu’à serrer les miches et à espérer que le public accueillerait positivement cette soirée et que l'activité en serait dopée.

L'animateur : "Mesdames, messieurs, veuillez accueillir les Déseeeesssspééééréééés..."

- Salut les marioles ! Voici le premier titre qu’on vas vous chanter ce soir. Tirée de faits réels

Citation :

T'es belle, t'es belle, t'es belle,
Mais s'il te plait bouges pas
Il t'faudrait du gel douche cannelle
Parc’que tu sens le lama

Tu ressembles à un mannequin
Mais tu as du fromage
Entre chacun de tes orteils, je n’ai pas trop faim, c’est dommage
Je regrette qu’il n’y ait pas d’air dans ce bordel à gogos
Ca aurait permis d’évacuer les gaz sortant de ton pot

La dernière fois que tu as croisé une douche
Altesse Machin n’était qu’un fils à papa
Ne parlons pas de ta bouche
C’est une grotte où vivent tes repas depuis un bon mois
Tes dents tartrées refoulent n’importe quel putois.

Aie, aie, aie, j’ai peur de coucher avec toi, d’choper la chtouille
J’ai des plaques rouges par-là, non ? J’ai vraiment la trouille
Ce n’est pas normal d’puer autant, un peu comme si t’étais Jacqouille
Il me faudrait un bon masque à oxygène pour que tu dérouilles

T'es belle, t'es belle, t'es belle,
Mais s'il te plait bouges pas
Il t'faudrait du gel douche cannelle
Parc’que tu sens le lama

Plus tu te dénudes, plus c’est certain, j’touche pas l’ gazon
Plus je sens tes aisselles, plus je veux me faire la grosse d’à côté
Quand je te vois, je te veux, j’aimerai que tu sois ma copine
Mais quand je te respire, j’ai envie de sortir ma carabine
Se laver, se décrasser, se rincer, tu trouves ça trop chiant
Pourtant c’est mieux pour se mélanger, pour suçoter, c’est bien plus ragoûtant

T'es belle, t'es belle, t'es belle,
Mais s'il te plait bouges pas
Il t'faudrait du gel douche cannelle
Parc’que tu sens le lama

T'es belle, t'es belle, t'es belle, t'es belle,
T'es belle, t'es belle, t'es belle, t'es belle,
T'es belle, t'es belle, t'es belle, t'es belle,
T'es belle, t'es belle, t'es belle, t'es belle,

Tu as des yeux de biche, mais des asticots entre les doigts d’pieds
Tu as une silhouette de déesse, mais un rat mort dans le gosier
Je me suis fais avoir en t’invitant, j’gaspille mon pognon
Ce que je veux prendre ? Certainement pas une tarte aux gros champignons

T'es belle, t'es belle, t'es belle,
Mais s'il te plait bouges pas
Il t'faudrait du gel douche cannelle
Parc’que tu sens le lama

T'es belle, t'es belle, t'es belle,
Mais s'il te plait bouges pas
Il t'faudrait du gel douche cannelle
Parc’que tu sens le lama

La première chanson du groupe n’avait pas grand chose de répréhensible, Tod en fut soulagé. Il y avait bien une ou deux références gênantes et des sous-entendus douteux, mais rien de très polémique. Toutefois, la tension restait présente. Les trois morveux s’apprêtaient à interpréter leur second morceau et tout restait possible même le pire – « Surtout le pire » songea Tod. La tension était d’autant plus présente que le public semblait assez calme et ne montrait guère ni d’enthousiasme, ni d’exaspération envers ce trio infernal.

Le producteur qu’il était épongea à nouveau son front avec son mouchoir moite et serra le poing. « Plus que deux ! Plus que deux titres ! » Heureusement qu’il n’était pas cardiaque sinon cela aurait fait un moment qu’il serait tombé raide mort dans ces coulisses.

Becky vint le rejoindre. Elle lui posa la main sur l’épaule ce qui le fit sursauter.
- Tout va bien ?
- Oui, oui… tout… tout va bien.
- Ca n’a pas l’air, tu… tu as l’air un peu tendu.
- Je produis trois jeunes inconscients qui braillent des propos délirants. Propos qui pourraient avoir des répercussions sur mon avenir. Alors oui, je suis un peu tendu.
- Eléonor est… comment dire…
- Scandalisée ? Outrée ?
- Oui, c’est ça. Elle n’apprécie pas du tout ces jeunes gens. Elle veut te voir immédiatement.
- Je n’ai pas que ça à faire. Occupes-toi d’elle.
- Elle ne veut plus rien entendre, elle dit qu’elle veut te voir sur-le-champ.
- Eh bien dti lui que je suis parti, oui, dis-lui que je suis dans l’espace. J’ai pris une navette spatiale et je suis allé le plus loin possible pour qu’elle ne puisse plus me gonfler et…
- Calme-toi Tod ! C’est bon, je vais faire de mon mieux.
- Merci Bec’… Ah, voilà, ils commencent leur second titre.

Citation :

C'est bien joli d'être prince
C'est bien joli d'être souv’rain
C'est bien joli, oui mais enfin
Ça sert à quoi ? ça sert à rien
De rester la main dans la main
Au chaud, dans son fort d’satin

C'est bien joli d'être citoyen
C'est bien joli le dédain
C'est bien d’suivre les trains
On joue toujours, oui mais voilà
Parler premier, on n'ose pas

C'est pourtant très simple
Pour se faire entendre
Il n'y a qu’à s’investir
C'est encore plus simple
Si on veut se détendre
Il suffit de sourires
Mais en attendant
On perd trop de temps
Ça fait bien longtemps que l'on s'attend

C'est bien joli d'être machin
C'est bien joli d'être Ruffin
C'est bien joli oui, mais enfin
Ça sert à quoi ? ça sert à rien
De s’engager si on fait rien

C'est pourtant très simple
Pour se faire entendre
Il n'y a qu’à s’investir
C'est encore plus simple
Si on veut se détendre
Il suffit de sourires
Mais en attendant
On perd trop de temps
Ça fait bien longtemps que l'on s'attend

C'est bien joli d'être citoyen
C'est bien joli le dédain
C'est bien d’suivre les trains
On joue toujours, oui mais voilà
Parler premier, on n'ose pas
Parler premier, on n'ose pas
Parler premier, on n'ose pas
Parler premier, on n'ose pas

Il était inévitable que ces sales gosses fassent des vagues. Une chanson comme celle-ci pourrait bien ne pas plaire à tout le monde, même Tod était la cible de ces énergumènes. La tension avait cédé à la colère. Une colère retenue, mesurée, mais présente.

- Toddy ! Toddy ! Comment oses-tu produire ces zouaves ? Comment ?

Il ne manquait plus qu’elle ! Sa mère, Eléonor avait réussi à duper le service d’ordre et à s’introduire dans les coulisses. Il était évident que ça allait être sa fête. Depuis son arrivée de Tindali il y a deux jours, elle était tout le temps après lui « Ne fais-pas ça ! », « Reste droit ! », « Sois poli ! », « Sois un bon père ! ».

- Qu’est-ce que tu fais ici maman ?
- Je viens te secouer les puces…
- Retourne à ta place immédiatement.
- Ne me parle pas avec ce ton. Si ton père était encore là, il…
- Eh bien, il n’est plus là. Retourne t’asseoir !
- Pas avant d’avoir eu des explications ; Qu’est-ce qui t’a pris de ramener ces merdeux ici.
- Ca me regarde… Ah, voilà leur troisième titre…
- Tu ne vas pas les laiss…
- Chut !!! Je veux écouter !
- Mais…
- Non. Pas de mais qui tienne.

Citation :

J'ai rêvé d'une société, une société sans galère,
Une société sans pomme de terre, sans langue de vipère
Une société faite de bouffe et de pets
Mais je me suis réveillé et je me suis mis à pleurer,
Oui j'ai chialé à en rigoler

J'ai rêvé d'une société, une société sans blue-jean
Une société sans dogmatisme, une société sans croyance
Une société faite d'humour et de souhaits,
Mais je me suis réveillé et je me suis mis à pleurer,
Oui j'ai sangloté, sangloté

J'ai rêvé d'une société, une société sans fromage,
Une société sans origan, une société sans ketchup
Une société faite d’abord pour les gourmets
Mais je me suis réveillé et je me suis mis à pleurer,
Oui j'ai chialé à en crever.

J'ai rêvé d'une société, une société sans mime
Une société sans médiocrité, une société sans vol
Une société de voitures cabriolets
Mais je me suis réveillé et je me suis mis à chialer,
Oui j'ai pleuré, j’suis désolé

Je me suis réveillé et je me suis mis à pleurer,
Oui j'ai pleuré à en crever.